La Patrouille de France est un OVNI pour un économiste, les pilotes s’engageant pendant deux à quatre ans dans une activité dont ils ne tireront guère d’avantage matériel. Et pourtant, le management de la Patrouille peut être source d’inspiration bien au-delà de cet exemple singulier.

La Patrouille de France est un objet économiquement non identifié. Neuf pilotes vivent ensemble jour et nuit pendant six mois et se préparent intensément les six mois précédents. Ils doivent être des virtuoses capables d’adopter des comportements interdits à des pilotes de chasse, tout en devant se fondre dans un collectif et vivre un an sans conflit, ce qui suppose une harmonie presqu’inhumaine. Et tout cela pour “rien”, dirait un économiste : pas d’avantage financier ni même d’accélération de carrière, simplement la beauté du geste.

Une séance de l’École de Paris du management a éclairé les mystères de cette organisation singulière, qui peut être une source d’inspiration pour le management du futur à l’heure où l’on parle de libération des énergies et où l’on découvre que, si la poursuite du profit reste la contrainte de base dans le monde économique, l’argent ne suffit plus, car il faut faire rêver pour vraiment motiver.

Une équipe en régénération constante

Cédric Tranchon : « Lorsque vous volez dans une formation à 2 mètres des avions voisins et au ras du sol, l’esprit d’équipe, la cohésion et la confiance sont des conditions de survie. L’organisation de la Patrouille de France repose sur ces impératifs : c’est au prix d’une synergie parfaite que nous pouvons créer et présenter une démonstration aussi technique qu’esthétique.

Chaque année, la patrouille est conduite par un nouveau leader. J’ai tenu ce rôle, après avoir occupé pendant un an la position de “charognard”, derrière le leader. Ces deux années furent une parenthèse merveilleuse dans ma carrière d’officier pilote de chasse. »

Tous les ans, trois nouveaux pilotes arrivent et trois anciens partent. Tous changeant de poste, ils doivent s’entraîner pendant l’hiver à leurs nouveaux rôles. Le neuvième pilote, le remplaçant, peut se substituer au pied levé à n’importe lequel des équipiers, hormis au leader.

En recrutant les pilotes, l’équipe met en jeu son image, son fonctionnement et sa sécurité, et procède par cooptation. La quinzaine de candidats proposés par la DRH suit une journée très dense avec l’équipe, dont deux vols en place arrière qui ébranlent leurs repères : distance au sol, verticale descendante depuis 600 mètres d’altitude, capacité à tenir sa position à 2 mètres des autres sous 5 G… Une fois tous les candidats rencontrés, trois sont désignés par un vote anonyme. Les critères retenus ne sont pas techniques mais humains : saura-t-il supporter la pression ? a-t-il une vie personnelle suffisamment stable ? etc. De même, les candidats mécaniciens passent une semaine auprès de l’équipe et sont désignés par cooptation, les pilotes n’ayant pas de droit de regard sur ce choix. L’équipe peut comprendre des femmes : c’est une femme qui a succédé à Cédric Tranchon comme leader.

Le pilote, le mécanicien et l’avion forment un trinôme qui ne change pas de la saison, et c’est le mécanicien qui choisit son pilote. Comme, de plus, la troupe recrute son futur chef, les règles de la hiérarchie sont transgressées, ce qui n’a d’ailleurs pas été facile à obtenir.

Le leader et son équipe

Le leader est le chef d’orchestre. C’est aussi lui qui crée le programme de l’année. Il ne peut toutefois pas exercer son rôle de manière autoritaire, il doit au contraire faire adhérer ses pilotes, tous de fortes personnalités, à la trame qu’il entend déployer toute l’année. C’est une façon très particulière de commander, et il doit découvrir sa manière de faire dès les premiers temps de sa prise de fonction. Si l’équipe a un fonctionnement démocratique, elle ne peut pas se passer de son leader. Il est même impossible de le remplacer. Avec un autre leader, les équipiers n’arriveraient plus à tenir leur position de manière correcte : par exemple, le micro-écart entre l’instruction du leader et son exécution ne serait plus le même..

Des rites pour entretenir la cohésion

Comme les pilotes passent leur temps à commenter, voire à critiquer, la façon dont les uns et les autres ont mené leur vol, deux rites ont été créés pour tirer avantage de cet état d’esprit.

Le débriefing est permanent, à la sortie de l’avion pour saisir le ressenti à chaud d’un entraînement ou faire le point sur la sécurité d’une démonstration, et plus tard en visionnant la cassette du vol. Il se poursuit aussi de façon informelle dans la salle de repos à la fin de chaque vol. C’est un mode d’apprentissage essentiel pour les nouveaux pilotes.

Chaque démonstration est précédée par le rituel de la “musique”, orchestré par le leader. Assis face à lui, positionnés comme dans la formation, les pilotes effectuent précisément les gestes qu’ils feront en vol, tandis que le leader détaille toutes les instructions, exactement comme il les dira à la radio. Les yeux fermés, chacun sent les autres autour de lui, tous ont le sentiment d’être dans leur avion.

De nombreux autres rites façonnent l’esprit de corps. Par exemple, les “Schtroumpfs” (les nouveaux) sont mis quelques semaines en observation en place arrière, puis prennent la place avant, à la fin de cette période, avec le titulaire à l’arrière alors qu’ils n’ont pas encore touché à un alphajet. C’est souvent le jour où nouveaux et anciens ont le plus d’émotion. Des stages de cohésion, des sorties permettent au groupe de se former indépendamment des différences d’ancienneté et de positions. À cela s’ajoutent des sorties en famille, qui facilitent la création de liens entre les conjoints des pilotes. Cela aide à supporter les contraintes de cette vie particulière, notamment pendant les six mois des démonstrations, où les pilotes sont absents du foyer au moins cinq jours sur sept.

Pour la beauté du geste

Qu’apporte aux pilotes ce passage par la Patrouille ? Il ne les rend pas meilleurs pilotes de chasse, car il leur faut oublier tout ce qu’ils ont fait pendant cette période. Par ailleurs, l’Armée porte une grande attention au fait de ne pas faire de favoritisme et un équipier de la Patrouille ne bénéficiera d’aucun avantage pour l’attribution de nouveaux postes.

Il y a bien sûr un sentiment d’émulation et d’admiration réciproque avec les formations équivalentes d’autres pays, et la fierté de marquer des événements nationaux, comme la célébration du 14 juillet, ou de représenter la France à l’étranger. Cédric Tranchon résume ainsi son sentiment :

« Notre reconnaissance est surtout celle de cette aventure humaine unique que nous avons vécue, entre nous et avec les autres, celle du public après chaque démonstration, celle des enfants émerveillés chez qui nous avons pu éveiller des vocations. »

C’est en cela que les pilotes de la Patrouille sont des entreprenants. Ils s’engagent dans des projets exigeants, voire même risqués, avec le but de partager entre eux et avec le public le plaisir de réussir des démonstrations admirables. On comprend que beaucoup les envient.

Pour en savoir plus : « La petite musique de la Patrouille de France »

Voir aussi le livre de Yorick de Guichen et Cédric Tranchon, Les secrets d’un leader – Dans les coulisses de la Patrouille de France, Robert Laffont, 2014.


1 commentaire

URBAN-GALINDO · 1 décembre 2018 à 15 h 58 min

Je pense avoir côtoyé des « leaders » capables d’entrainer dans des projets exigeants, mais pas à ce niveau ! La formule « voire même risqués » dans cette phrase
« Ils s’engagent dans des projets exigeants, voire même risqués »
ne me semble pas refléter le niveau des risques vitaux volontairement pris pour le plaisir de nos yeux et l’émotion qu’ils provoquent en nous.

Je rapproche l’abnégation dont ils sont capables de celle, plus fonctionnelle, des pilotes de Canadairs qui luttent contre les incendies, au risque de leur vie, pour notre sécurité.

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