En matière de chômage, on s’était résigné à la fatalité : on avait tout essayé, disait-on ! L’initiative Territoires zéro chômeurs de longue durée montre que certaines idées n’avaient pas été mise en œuvre avec l’ingéniosité et la ténacité dont sont capables les entreprenants, et cela change tout.

L’idée selon laquelle il vaut mieux payer quelqu’un à travailler plutôt qu’à ne rien faire est aussi vieille que le chômage. La question d’utiliser de façon plus active les budgets considérables d’indemnisation des chômeurs est régulièrement débattue depuis que le chômage de masse s’est installé. Le projet Territoire zéro chômeurs de longue durée (TZCLD) a beaucoup fait parler dans les médias. Variante audacieuse de l’“activation des dépenses passives”, l’idée est en effet intrigante : recruter des chômeurs de longue durée dans une “entreprise à but d’emploi” (EBE) qui équilibre ses comptes avec une subvention correspondant au montant des aides qui auraient été versées aux chômeurs.

Comment cette idée pourrait-elle réussir là où toutes les politiques précédentes ont échoué ? Parce qu’elle ne résulte pas d’une politique publique venue d’en haut, mais d’initiatives locales pilotées par des entreprenants inspirés et opiniâtres, en lien étroit avec leur territoire. Une séance de l’École de Paris du management consacrée au territoires de Pipriac et Saint-Ganton le montre.

Avancer au rebours des habitudes

Pour créer une EBE, la première étape consiste à rassembler toutes les parties prenantes autour d’un consensus. C’est le rôle du comité local, qui a dépensé pendant plus de deux ans des trésors de patience et de pédagogie sur le territoire de Pipriac, ancien chef-lieu de canton d’Ille-et-Villaine de 3 700 habitants, et Saint-Ganton, village de 450 habitants. Il est animé par Denis Prost :

Denis Prost © Ouest France

« Nous avons démarré le projet en 2014 avant de savoir si une loi viendrait nous épauler. Cela faisait trois ans qu’ATD Quart Monde avait lancé l’idée sans que personne ne passe à l’acte, et nous nous sommes dit avec les chômeurs que nous n’avions rien à perdre. »

Le comité rencontre élus, associations et entreprises. Ces dernières crient instantanément à la concurrence déloyale. Avec le temps, et de nombreux tête-à-tête, des règles acceptables sont dégagées, comme l’interdiction aux EBE de concurrencer les entreprises du territoire.

Ensuite, 170 chômeurs de longue durée sont rencontrés. On leur demande ce qu’ils savent et ont envie de faire. C’est la démarche inverse de celle des entreprises qui recrutent en partant des compétences dont elles ont besoin. Cela permet de trouver des idées : deux couturières donnent par exemple l’idée de créer une activité de tissus recyclés à laquelle personne n’aurait pensé. Avec 120 personnes motivées pour travailler, le comité a de quoi convaincre élus et chefs d’entreprises qui doutaient de la motivation les chômeurs.

Puis l’équipe rencontre à nouveau élus et chefs d’entreprises pour leur demander : « Si vous oubliez la question de l’argent, qu’ y a-t-il d’utile à faire ? » Plus de 300 idées sortent de ces rencontres.

« Fin 2015, nous organisons une grève du chômage, avec une couverture médiatique nationale : des chômeurs effectuent de nombreuses tâches utiles pour montrer leurs compétences et prouver la pertinence du projet. Ayant confiance dans le vote de la loi, nous embauchons le patron de l’entreprise à but d’emploi, TEZEA, qui ouvre en janvier 2017. »

Une entreprise qui marche à l’envers

Serge Marhic (directeur de TEZEA) :

Serge Marhic © Ouest France

« Notre entreprise n’a rien de classique. Nous devons recruter toute personne du territoire au chômage depuis plus de six mois qui frappe à la porte. 35 % sont des travailleurs handicapés, une vingtaine n’ont pas le permis de conduire, d’autres sont privés d’emploi depuis très longtemps (parfois plus de dix ans) ou ont des problèmes liés à l’alcool ou aux stupéfiants. Pourtant, la palette des compétences est étonnante et nous rencontrons des gens qui savent tout faire. Nous ne pouvons toutefois pas développer librement notre chiffre d’affaires, étant liés par des engagements de non concurrence et confinés sur un territoire restreint. »

Un développement pas à pas

L’entreprise construit son activité, en agrégeant des fractions de services utiles : un quart d’heure pour des sorties d’école, une heure pour du désherbage manuel sur les trottoirs, etc. Elle manque de compétences clés, comme la gestion comptable, mais recruter des salariés normaux serait onéreux et créerait des tensions. C’est ainsi qu’une personne qui gère une association depuis dix ans est nommée comptable. D’autres deviennent des commerciaux. Des bénévoles sont toutefois venus les aider et les former.

Aujourd’hui, TEZEA a 75 salariés répartis sur cinq sites et une trentaine d’activités : travail autour des palettes en bois, blanchisserie, tri des métaux, nettoyage des véhicules, commerce ambulant, etc. Chaque site est encadré par un responsable, et avec la taille, il faut coordonner, planifier, gérer les congés, bref, doter l’entreprise d’un encadrement.

Réinventer la GRH

TEZEA rémunère ses salariés au Smic, et ne veut pas s’écarter de cette règle pour ne pas payer mieux que les entreprises locales et créer des jalousies ingérables. Hormis le directeur (rémunéré entre deux et trois fois le Smic dans les EBE), TEZEA ne donne aucune reconnaissance financière pour les encadrants, mais des avantages comme l’usage de voitures de l’entreprise, un accès direct au bureau du directeur, et maintenant des jours de congés supplémentaires (jusqu’à deux jours par trimestre). D’autres EBE accordent, en revanche, des gratifications financières, toutes étant à la recherche des bonnes manières de faire.

Autre problème : comment sanctionner et, à l’extrême, licencier, alors que l’entreprise doit recruter tous ceux qui en font la demande ? À TEZEA, c’est au directeur d’agir et son charisme et son expérience sont les clés de son efficacité.

L’engagement des personnes recrutées montre les vertus de l’expérience. Un signe ne trompe pas : on voit les anciens chômeurs de longue durée se transformer physiquement lorsqu’on visionne les films retraçant l’expérience.

Les enseignements de l’expérience

Cette expérience interpelle notre manière de concevoir le management et les politiques publiques.

Les techniques de management peuvent être mobilisées avec d’autres objectifs que ceux poursuivis par les entreprises de l’économie traditionnelle et montrer pourtant une réelle efficacité. Si l’entreprise est un dispositif permettant de transformer des matières premières en produits, il peut être adapté pour transformer des chômeurs qu’on ne prend plus le temps de regarder en citoyens à part entière mobilisés pour rendre des services utiles à la collectivité.

Les politiques publiques souffrent souvent de deux maux. D’une part, elles reposent exclusivement sur des analyses macroéconomiques généralement fondées sur des données comptables. D’autre part, quand elles veulent intégrer une vision entrepreneuriale, elles se limitent à un modèle d’entreprise réduite à la production privée de richesses, en ignorant les externalités produites sur l’écosystème.

Quel est donc le coût du chômage ?

Un point sensible de la démarche est le montant des subventions. C’est le Fonds d’expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée, créé par la loi d’expérimentation de 2016 et présidé par Louis Gallois, qui verse une subvention dont le montant correspond au coût évité du chômage. Il avait été estimé par ATD Quart Monde entre 16 000 et 19 000 euros, des défenseurs du projet l’estimant aujourd’hui autour de 25 000 euros, quand Bercy ou le ministère du Travail défendent des évaluations moindres… Il ne manque pas d’économistes pour dire que c’est beaucoup d’argent pour de petits boulots et on sent bien qu’une vision économique et comptable étroite pourrait menacer la pérennité du dispositif.

Le passage à l’échelle : vers une chaîne d’entreprenants ?

L’expérimentation concerne encore peu de monde, et le passage à l’échelle est délicat : les pionniers sont en effet convaincus qu’on ne peut pas transposer telles quelles leurs solutions, et que chaque expérience doit rester dans un espace “à portée d’engueulade”.

Clémentine Hodeau, directrice générale du Fonds d’expérimentation, est toutefois optimiste :

Clémentine Hodeau

« Plus de 200 entreprenants sont venus nous voir pour développer quelque chose d’analogue dans leur territoire. Nous avons créé un centre de ressources et de développement et un organisme de formation pour les aider. Il faut une deuxième loi en 2021 pour poursuivre et développer l’expérience. Un comité de soutien parlementaire comprend 204 députés et sénateurs et des projets sont engagés dans 60 territoires. Plus de 2 millions de personnes ont vu sur M6 un reportage sur l’expérience de Mauléon et une pétition circule activement pour demander la nouvelle loi. »

Né en 1994 dans l’imagination d’un entreprenant particulièrement tenace, Patrick Valentin, le projet pourrait connaître une réaction en chaîne, des centaines d’entreprenants s’engageant dans ces projets riches de sens, et en adaptant ces idées aux particularités locales.

Cet article a profité de l’apport précieux de Christophe Deshayes


4 commentaires

Valentin · 26 septembre 2019 à 7 h 25 min

Merci pour cet excellent compte rendu.
Plaise au ciel que les pouvoirs jacobins ne soient pas sourds.
Merci Michel

    Michel Berry · 26 septembre 2019 à 8 h 03 min

    Oui, et que les économistes qui ont l’oreille du pouvoir ne soient pas aveugles

Philippe SOILLE · 26 septembre 2019 à 10 h 53 min

Un mot un seul : REMARQUABLE..
Bien à vous,
PhS (entreprenant convaincu)

Patrick Pélata · 28 septembre 2019 à 10 h 18 min

Merci pour ce bel exemple de mobilisation locale d’énergies et compétences stérilisées par le chômage. Le passage à l’échelle est effectivement la grosse question suivante.

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