Comme l’ont montré les Gilets jaunes, la voiture est un élément essentiel dans de nombreux territoires. Sans elle, l’exclusion guette. Pourquoi alors ne pas favoriser des formes de partage, y compris l’auto-stop ? Développer une pratique qui a toujours été marginale n’est pas si simple. Chronique d’une aventure entrepreneuriale initiée à Moissac : Rezo Pouce.

« Ce qu’il y a d’intéressant dans votre révolte, c’est qu’elle met l’imagination au pouvoir », disait Jean-Paul Sartre à Daniel Cohn-Bendit en 1968. Nombre de soixante-huitards ont toutefois pu découvrir ensuite qu’il n’est pas aisé de laisser la bride à l’imagination lorsqu’on exerce le pouvoir. Mais l’éloge de l’imagination peut conduire sur une fausse piste si on la réduit à l’originalité d’un propos, d’une cause, d’une revendication ou d’un nouveau produit. Son sort se joue en effet souvent sur le comment faire plutôt que sur le quoi faire.

Une idée banale, mais une mise en œuvre très imaginative

Adjoint au maire en charge du Développement durable de Moissac, ville du Tarn-et-Garonne de 13 000 habitants, Alain Jean se penche en 2010 sur la question de la mobilité : 15 % des ménages ruraux ne possèdent pas de voiture et 50 % n’en ont qu’une, ce qui immobilise les autres personnes au foyer.

Il lui vient une idée : réhabiliter l’auto-stop. Cela résoudrait beaucoup de problèmes de mobilité quotidienne, diminuerait les encombrements et la pollution, et créerait du lien social. Il s’agit d’une des formes les plus anciennes de l’auto-partage, mais son image est désuète. Si Michel Fugain l’a placé haut dans l’imaginaire français avec sa “belle histoire”, c’était justement dans la trainée de 1968, et depuis, la pratique est restée marginale, réservée aux étudiants sans-le-sou qui attendent pendant des heures une bonne âme aventureuse. Car l’auto-stop fait peur. Autant au conducteur qu’à l’autostoppeur.

Des rites bien pensés pour instaurer la confiance

Le manque de confiance est le premier frein des activités humaines, commerciales ou non. Tous les initiateurs de projet doivent interroger leur “bonne idée” à l’aune de cet écueil. Le produit, le service, la pratique promus sont-ils rassurants pour le consommateur comme pour le producteur ? Blablacar a longtemps buté sur cette difficulté et c’est en traçant et en notant les conducteurs sur son application que les premiers freins se sont desserrés chez les transportés. Les accords noués avec les compagnies d’assurances ont ensuite apporté leur lot à la construction de la confiance. Pour les conducteurs, c’est incontestablement le paiement de la participation aux frais réalisé à l’avance et via l’application qui les a convaincus qu’ils ne perdraient plus leur temps à attendre un covoituré qui ne viendrait pas sur le parking d’un supermarché un soir de pluie.

C’est sur ce même point que l’équipe du projet appelé Rezo Pouce fait preuve d’imagination en créant des rites de nature à créer la confiance et instaurer des habitudes.

  • La carte d’auto-stoppeur que reçoivent les personnes s’inscrivant au dispositif sur internet ou en mairie après avoir validé une charte et remis une photo ou scan de pièce d’identité. Chaque personne inscrite reçoit aussi son kit d’information pour lui permettre de mieux appréhender l’auto-stop, en connaître les avantages et les limites.
  • Les inscrits se reconnaissent entre eux soit par la fiche de destination qu’ils peuvent réaliser à partir du site, soit, pour les conducteurs, par le macaron qu’ils reçoivent et apposent sur leur pare-brise.
  • Pour inscrire l’auto-stop dans le territoire, l’idée, géniale, est venue de créer des arrêts d’auto-stop, installés à des endroits où prendre des passagers sans danger. L’auto-stoppeur s’y rend muni d’une fiche indiquant sa destination. On en trouve près des gares, à la sortie des agglomérations et dans divers hameaux du territoire.

Un démarrage lent, suivi d’une croissance fulgurante

Le démarrage est très lent, comme le rappelle Alain Jean :

« À Moissac, je jouissais, comme membre de l’équipe municipale, de la confiance du maire. Puis les communes voisines ont suivi, mais les comportements changent lentement. La première année, 1,5 % à 2 % des Moissagais se sont inscrits. Après neuf ans d’existence, ils sont 7 %, ce qui est considérable. Nous avons beaucoup travaillé, avec des psychologues et des anthropologues, sur l’image de l’auto-stoppeur, car bien des gens avaient l’impression de se dégrader en sollicitant ce service. Nous avons communiqué pour faire évoluer les mentalités. Nous avons accompagné les personnes dont c’était la première expérience.

Nous formons désormais des animateurs de transition, qui visitent les territoires et aident au développement de cette nouvelle formule, en s’assurant la collaboration des mairies, des CCAS, des missions locales de service public, et parfois même du département, voire de la région. Nous n’imaginions pas en 2010 que notre petite association prendrait une telle ampleur ! »

Nombreuses sont en effet les collectivités qui adoptent le dispositif. Elles étaient 150 en 2015 et plus de 2 000 aujourd’hui. Elles prennent un abonnement au réseau, en assurant la gratuité du dispositif aux usagers. Les tests et les retours indiquent que la moitié des auto-stoppeurs attendent aujourd’hui moins de 5 minutes, et 90 % moins de 10 minutes, pour une moyenne de 15 km. Autant de femmes que d’hommes utilisent Rezo Pouce.

Rezo Pouce a créé une application sur smartphone. Il expérimente aussi un Rezo Senior, permettant de prendre rendez-vous un ou deux jours à l’avance. Une version Rezo Pro facilite le covoiturage domicile-travail dans les entreprises. Celles-ci paient l’abonnement, en offrant la gratuité du service à leurs salariés, voire même en leur proposant des gratifications (places de cinéma, de concert, de piscine, etc.) pour les inciter à pratiquer le covoiturage. Le développement et la communication du réseau sont appuyés par des défis, comme par exemple des courses d’auto-stop.

Alain Jean préside le réseau et anime une équipe de onze salariés et de plusieurs dizaines de bénévoles sur l’ensemble du territoire. Rezo Pouce devrait donc largement couvrir les territoires ruraux français, jusqu’aux villes petites et même moyennes.

Des enseignements à méditer

Le fameux effet réseau qui couronne de succès de nombreuses initiatives à la mode n’est pas réservé aux applications numériques mondiales d’origine anglo-saxonne. Des initiatives locales peuvent en bénéficier, qu’elles soient marchandes ou non. Ce n’est sans doute pas un hasard si une telle initiative a prospéré à Moissac. L’idée aurait pu germer ailleurs, y compris dans un bureau parisien, mais tenir la distance pour lever un à un les obstacles d’une pratique socialement si mal installée dans les esprits n’est pas évident. Pas plus que de trouver les concours, notamment financiers, pour soutenir un démarrage forcément lent.

Une telle énergie, une telle constance et une telle créativité ne pouvaient provenir que d’individus au contact du besoin, frustrés par l’absence de solution d’un problème ressenti comme crucial dans un territoire isolé. De plus, Alain Jean étant un des fondateurs du parti Europe Écologie les Verts, il voyait dans ce projet une façon de concrétiser les idées qu’il défendait.

La participation des territoires est une nécessité indépassable lorsqu’on parle de développement, économique ou non. Il ne s’agit pas simplement de susciter un surplus d’imagination pour identifier une idée qu’on ne trouverait pas ailleurs, mais d’y mobiliser créativité et énergie pour lever un à un tous les obstacles. Car le diable est dans les détails et même les bonnes idées se perdent vite en chemin, surtout en rase campagne.

Michel Berry et Christophe Deshayes, École de Paris du management

Pour en savoir plus, voir Bonnes nouvelles de l’innovation citoyenne


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